Le viol dans l’ordre juridique suisse – d’une infraction contre les mœurs à une infraction de violence
Le viol, comme infraction pénale, a évolué parallèlement aux changements sociétaux, ces derniers ayant joué un rôle déterminant dans la modification de la législation suisse. Autrefois, cette infraction se caractérisait par l’influence marquée de la morale et des conceptions sociales et éthiques du 19ème siècle. De ce fait, les infractions contre l’intégrité sexuelle étaient qualifiées d’infractions contre les mœurs. Ainsi, seule une femme pouvait être victime d’un viol et l’acte ne pouvait être commis uniquement par un homme qui n’était pas son mari. Le bien juridique protégé correspondait donc à la valeur matrimoniale ou virginale de la femme à l’égard de sa famille.
L’évolution du rôle de la femme dans la société a permis de dépasser ces conceptions et de se distancer de la morale précédemment établie. En effet, la femme était d’abord objectifiée et considérée comme appartenant à un homme, avant d’être reconnue comme un être à part entière, permettant ainsi de protéger, sans autres conditions, sa dignité et sa liberté. Cette évolution a notamment permis de concrétiser le principe d’égalité entre l’homme et la femme. En matière de droit public, le suffrage féminin est finalement introduit en 1971 sur le plan fédéral. Suite à cela, les féministes de la seconde vague concentrent leurs revendications sur les droits rattachés à la sexualité, à la reproduction ou encore à diverses formes de violence. Parallèlement, et dans le prolongement des combats des militantes du suffrage, un nouvel article portant sur l’égalité entre les sexes est introduit dans la Cst. le 14 juin 1981. En matière de droit privé, une position dominante était toujours accordée au mari. Elle se caractérisait par une division marquée entre la sphère publique et la sphère privée, assignant des rôles différenciés aux hommes et aux femmes. Toutefois, le cheminement vers une plus grande implication des femmes dans les différentes sphères de la société a bouleversé ce modèle traditionnel et a entraîné, en 1988, la révision du CC de 1907, promouvant ainsi l’égalité entre les époux et supprimant presque entièrement la prédominance du mari sur son épouse.
Ces avancées législatives ont notamment permis d’ouvrir la voie à une réforme du droit pénal sexuel, qui a reconnu le viol comme une atteinte à l’intégrité sexuelle en 1992. Par la suite, le viol conjugal a été réprimé, d’abord uniquement sur plainte, puis poursuivi d’office en 2004. Cette modification s’explique par le fait qu’il est dorénavant admis que les violences conjugales sont généralement perpétrées dans le cadre domestique, et marque ainsi la fin d’une perception des relations sexuelles entre époux fondée sur des principes patriarcaux et patrimoniaux.
Ce n’est qu’en 2024 que la notion de refus a été introduite dans l’ordre juridique suisse, en y intégrant également l’état de sidération et en abandonnant la définition sexo-spécifique qui prévalait jusqu’ici. Cette réforme a notamment été motivée par le fait que les exigences imposées par le droit suisse sous le régime de l’ancien droit, telles que la nécessité d’un moyen de contrainte et l’exigence implicite d’une résistance physique de la part de la victime, ne reflétaient pas la réalité des agressions sexuelles et étaient également difficilement conciliables avec la jurisprudence de la CourEDH et l’art. 36 CI. Toutefois, la solution du refus fait débat. En effet, elle ne tient pas compte des situations dans lesquelles la victime ne serait pas en mesure d’exprimer un refus. De plus, selon cette alternative, il est encore de la responsabilité de la victime d’exprimer son absence de consentement de manière suffisante pour permettre à l’auteur de la reconnaître. Cette solution juridique peut donc être perçue non seulement comme déresponsabilisant les auteurs, mais également comme culpabilisant les victimes. Concernant l’état de sidération, le législateur comble une lacune de punissabilité en érigeant en infraction l’exploitation, par l’auteur, de l’incapacité de la victime à exprimer une quelconque opposition. De ce fait, l’exercice de la contrainte n’est plus une condition sine qua non de la punissabilité de l’auteur, mais un facteur aggravant.
Malgré la révision du 1er juillet 2024 du droit pénal sexuel suisse et des précisions qu’elle a pu apporter, certaines interrogations subsistent. En effet, les tribunaux devront encore déterminer comment les actes d’ordre sexuel commis par surprise, obtenus au moyen d’une tromperie ou comment la pratique du stealthing devront être incriminés.
Bien que la réforme du droit pénal sexuel marque une avancée importante, elle ne semble pas avoir totalement éliminé l’influence des représentations stéréotypées de genre et de sexualité susceptibles d’affecter la justice pénale, de compromettre la reconnaissance des violences subies et de fragiliser la parole des victimes et leur confiance dans le système. Le chemin vers un droit pénal sexuel pleinement aligné aux besoins des victimes et reconnaissant leur crédibilité demeure donc encore long.
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